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Ergonomie : pourquoi changer ? Changer pour quoi ? Comment changer ?

Commençons par proposer des solutions pour les positions et attitudes à changer. (Photo : Shutterstock/J Lund)
Dr Pierre Farré

Dr Pierre Farré

jeu. 11 mai 2023

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Comment être disponible et empathique avec nos collaborateurs et nos patients, si notre corps souffre ? Comment finir nos journées parfaitement en forme et détendu si la charge mentale nous maintient en état de stress?

De la même manière que l’homme et l’environnement ne devraient pas être considérés séparément mais comme un ensemble (la biosphère) dans notre corps, les interactions nerveuses ou chimiques harmonieuses entre tous les organes sont à la base de notre santé. Mettre un des éléments (corps ou esprit) en souffrance compromet l’équilibre de l’ensemble. Or, si l’étude ergonomique des postes de travail par des spécialistes est incontournable dans le milieu industriel, notre discipline, la dentisterie, malgré de nombreuses propositions se prétendant ergonomiques, est pratiquement privée de la compétence des ergonomes professionnels. Les mots ne suffisent pas à guérir nos maux !

Pourquoi changer ?

Pour éliminer les causes de nos maux. Hippocrate ne disait-il pas déjà 300 ans avant notre ère : « Quand quelqu’un désire la santé, il faut d’abord lui demander s’il est prêt à supprimer les causes de sa maladie. Alors seulement est-il possible de l’aider » (Fig. 1).

Notre profession souffre ! Différentes méta-analyses effectuées sur de nombreuses publications internationales, reportent une proportion très élevée de troubles musculosquelettiques (TMS) :

  • Sur une population de dentistes la proportion de TMS au niveau cou-épaules s’élève à 65%, et au niveau lombaire à 59 %.1
  • Sur une sélection de dentistes, hygiénistes et étudiants en dentisterie, une proportion entre 64 et 93 % de TMS a été reportée, dont 36 à 60 % au niveau du dos, et 20 à 85 % au niveau du cou.2
  • Chez les hygiénistes, un taux de 42 % de TMS a été relevé, dont 85 % au niveau des cervicales, 70 % au niveau des épaules, et 68 % au niveau des vertèbres lombaires.3

Le burn-out ou épuisement professionnel, ne nous épargne pas non plus :

  • Selon une enquête du conseil de l’Ordre des chirurgiens-dentistes effectuée en avril 2018, une proportion de 35 % des répondants se disent en épuisement professionnel.4

Mais pourquoi donc notre profession, qui en semble à tort préservée, souffre-t-elle d’une telle pénibilité au travail ? Nous l’avons vu, cerveau et corps sont intimement liés. Les causes sont donc multiples et interdépendantes. Le stress peut en partie être maîtrisable par une bonne gestion du temps (cahier de rendez-vous) et des contraintes administratives (délégation des tâches). Un apaisement des relations avec le personnel et les patients, peut être obtenu en développant l’écoute et l’empathie. Chaque personne impliquée dans l’acte de soins doit obtenir ce qu’elle attend.

Comme nous l’avons vu, l’absence de souffrance physique contribue également à l’équilibre de la pensée.
Ne dit-on pas « être détendu » ou à l’inverse « en avoir plein le dos », selon notre humeur ? Les TMS peuvent être pratiquement supprimés par une bonne position de travail, des gestes restant dans une enveloppe de mouvements physiologiques, et un travail à quatre mains.5

Force est de constater que dans la plupart des cabinets dentaires, ces trois conditions ne sont pas réunies. D’où la nécessité de changer ! C’est une évidence, mais sans changer nos conditions de travail, comment espérer résoudre nos problèmes ? La nécessité de changer pour passer d’un exercice iatrogène à une pratique de soins harmonieuse étant une évidence, sur quoi ce changement, qui demandera un certain nombre d’efforts, doit-il porter ? Nous avons vu que la souffrance physique entraîne un stress psychologique.

Du point de vue du patient :

Certains éléments peuvent aller à l’encontre de son acceptation de nos soins : s’il est installé de façon inconfortable, que sa tête est mal stabilisée, s’il sent que le praticien peine à voir sa tâche et à pratiquer les soins, il est inutile d’espérer qu’il soit détendu et qu’il coopère. Des échanges verbaux ou gestuels manquant de fluidité avec l’assistant(e), peuvent également contribuer à son attitude défensive.

Du point de vue de l’assistant(e) :

Des tâches mal définies, un manque de confiance ou un déficit de communication avec le praticien, un accès difficile aux instruments, à sa tablette et à la bouche du patient, une position de travail instable et pénible (souvent debout), constituent une source d’insatisfaction et de fatigue.

Du point de vue de l’opérateur :

Une mauvaise gestion de l’emploi du temps, un patient mal installé et instable qui est sur la défensive, un manque de fluidité du passage des instruments dans le travail à quatre mains, un mauvais accès visuel et gestuel à sa tâche, un éclairage mal réglé, une tablette et des instruments rotatifs mal positionnés (liste non exhaustive), sont sources de stress psychique et physique.

Malheureusement, ces problèmes affectant les trois personnes impliquées dans l’acte de soin, ne sont que trop répandus. Les situations engendrées par ces multiples causes peuvent aboutir à des pathologies très lourdes, pouvant aller jusqu’à la nécessité de cesser son activité de façon temporaire ou définitive, ou la survenue de séquelles irréversibles.

Pourtant les solutions existent, pour la plupart elles sont simples, mais nécessitent des efforts pour être mises en place. Nous en parlerons plus tard mais commençons par proposer des solutions pour les positions et attitudes à changer (Figs. 2–5).

Changer pour quoi ?

Supprimer les causes, c’est une évidence ! Il va donc falloir changer nos habitudes. Mais vers quelles pratiques devons-nous nous orienter ? Concernant l’équipe soignante :

Les tâches et l’emploi du temps de chaque membre de l’équipe soignante doivent être décidés en concertation. Au niveau des actes cliniques, des procédures efficaces seront précisées grâce à des scripts rédigés par les intervenants eux-mêmes. Des réunions régulières avec un ordre du jour établi à l’avance, sont indispensables, car chacun doit apporter sa contribution. Les décisions seront rapportées dans un recueil prévu à cet effet. Ce professionnalisme organisationnel va éviter les décisions dans l’urgence, trop empreintes d’affectivité. Le flux de travail s’en trouvera fluidifié. Cette bonne organisation permet de prévenir les conflits et le stress.

Le patient : Il doit être installé confortablement pour des séances longues, quelle que soit sa taille, avec un repose- tête apportant stabilité et confort, tout en permettant un accès visuel et gestuel optimal à l’opérateur.

La pratique des soins dentaires nécessite une vision et un accès gestuel stable et précis de la zone à traiter. Une distance de travail idéale se situe entre 25 et 30 cm. L’orientation de la bouche du patient doit permettre cet accès, sans imposer à l’opérateur d’incliner sa tête vers le bas ou vers le côté. L’accès gestuel ne doit pas nécessiter de se pencher en avant ou latéralement, ni de fléchir les poignets, de relever les épaules ou les coudes. La position de travail à 9 h n’est pas une option, car elle n’offre comme choix que de lever les coudes, pour qu’ils passent au-dessus du thorax ou du crâne du patient, ou bien d’éloigner sa tâche vers le bas. Ces deux options sont des sources de TMS, respectivement au niveau des épaules et des vertèbres cervicales.

D’autre part, rapprocher sa tâche induit de facto, une amélioration de l’acuité visuelle. À titre d’exemple, passer de 35 cm à 25 cm produit le même effet que d’utiliser des loupes avec un grossissement de deux. À l’inverse, en éloignant la surface observée, l’acuité visuelle baisse, comme le carré de la distance. Les détails apparaissent deux fois plus petits. La seule alternative pour éviter cet accès à 9 h et pour rapprocher la bouche de nos yeux, est d’adopter une position plus proche de midi. Ceci nécessite d ‘avoir un patient allongé. Qui aurait d’ailleurs l’idée de demander à un patient de se redresser pour mieux accéder à sa bouche, si celui-ci se présentait au départ en position allongée ?

Beaucoup d’entre nous sont instinctivement conscients de ce besoin d’installer nos patients en position allongée, mais se heurtent à un refus de leur part, lors du passage de la position assise à la position allongée. Cette réticence est tout à fait normale, car la vue ne permet pas de voir derrière nous, et l’oreille interne est programmée pour gérer uniquement la chute vers l’avant. Tout mouvement passif vers l’arrière est donc instinctivement interprété comme dangereux, et déclenche une réaction de panique. Pourtant chacun d’entre nous se met sans problème en position allongée chaque soir !

La solution simple est de laisser nos patients s’allonger seuls sur un support entièrement plat. En effet cette action, dans ce cas volontaire, fait appel à la vision (repérage visuel du repose-tête), puis à une séquence de mouvements gérant naturellement le passage à la position allongée. Il en va de même à l’inverse lors du passage de la position allongée à la position assise : si ce passage est assisté et donc passif, il peut apparaître une hypotension entraînant un malaise. Ce phénomène disparaît lorsque le mouvement est volontaire, car les contractions musculaires mises en œuvre pour ce mouvement, provoquent une augmentation de l’irrigation cérébrale. Le travail proche de la position à midi avec un patient allongé et situé plus près des yeux de l’opérateur, va nécessiter plus de vision au miroir. Des techniques simples permettent cette vision indirecte, même pendant le fraisage sous spray. Une telle approche des soins, si elle nécessite un peu d’apprentissage, va permettre de supprimer beaucoup de gestes inutiles et va accélérer la réalisation des soins, tout en procurant plus de précision.

Il ressort de cet ensemble de propositions, que pour aboutir à une pratique idéale et surtout non iatrogène, nombre d’entre nous devront mettre en place une nouvelle organisation de leur pratique, et peut-être un changement de matériel pour obtenir les meilleures positions ergonomiques et relationnelles (Figs. 6–9).

 

Comment changer ?

La formation :

Notre formation initiale nous enseigne ce que nous devons réaliser, comment faire un diagnostic, établir un plan de traitement, et réaliser des soins de qualité. Elle nous parle peu de l’organisation de notre travail lorsque nous passons à la pratique, des rapports avec notre environnement humain. L’organisation matérielle du cabinet, ainsi que les gestes de travail sont peu abordés. Il est donc indispensable d’acquérir ces connaissances par la suite, grâce à des formations supplémentaires.

Se former c’est profiter de l’expérience de spécialistes. Un grand nombre d’ouvrages et de formations traitent des problèmes d’organisation du travail, un peu moins de la mise en place de bonnes relations psychologiques entre les personnes. Peu d’ergonomes proposent des solutions pratiques permettant de mieux accéder à la bouche, tout en prenant en considération le confort des patients et des assistant(e)s. Il va donc falloir faire tout d’abord un choix parmi cette offre d’enseignements.

La mise en pratique des acquis des formations :

Une chose essentielle à bien retenir, c’est qu’au sortir d’une formation, quelle qu’elle soit, si les changements ne sont pas mis en place tout de suite, il y a de fortes chances qu’ils ne le seront jamais. Mais un certain nombre de freins vont aller à l’encontre de la mise en pratique de ces acquis :6

Reculer pour mieux sauter :

Changer, c’est abandonner ce que l’on sait faire pour instaurer une pratique différente. C’est toujours une étape difficile.

La volonté :

Elle ne fait pas tout mais rien ne peut se faire sans elle.

L’action :

Elle aide la volonté. Les premières mises en pratique entraîneront les suivantes. C’est le premier pas qui coûte !

Le regard des autres :

C’est un frein au changement. Il va falloir parfois lutter contre notre instinct grégaire, qui nous gêne lorsqu’il s’agit de sortir du groupe, d’adopter une attitude ou des méthodes de travail différentes de celle de nos semblables, et ceci, même si l’évidence montre que le groupe a tort ! Certains d’entre nous se souviendront du temps très long qu’il a fallu pour faire admettre l’idée du praticien assis, alors que de nos jours elle apparaît comme une évidence ! Il en va de même aujourd’hui pour la position allongée du patient.

Communiquer avec les personnes ayant fait les mêmes choix de changement est une aide précieuse. Il est rassurant de sentir qu’on appartient de nouveau à un groupe. Les réseaux sociaux ont parfois du bon ! Ils peuvent aider à la création de précieux groupes de travail.

Le rôle des représentations :

L’imagination nous permet de nous représenter à l’avance la situation future. En nous projetant ainsi, cela permet de la voir de façon plus réaliste, donc de valider sa pertinence.

Les contraintes :

Nous avons besoin de rendre des comptes. Soit à nous-mêmes, soit encore mieux, à des éléments extérieurs, en nous fixant un échéancier et des dates butoirs, pour chaque
changement à mettre en place. C’est un rempart contre la procrastination et les tendances au perfectionnisme servant souvent de prétexte.

L’environnement :

Il est plus facile de changer si le cadre de travail est différent. Un changement de matériel, de lumière ou de décoration, vont favoriser la mise en place de nouvelles procédures.

La persévérance :

Rien ne s’acquiert sans efforts. Il faut s’y préparer et s’attendre à ce que les bénéfices puissent tarder à arriver. C’est la meilleure manière d’avoir de bonnes surprises lorsqu’ils arrivent plus rapidement que prévu !

De nombreux biais cognitifs liés au fonctionnement de notre cerveau constituent des freins au changement. Parmi ceux-ci, Coralie Chevallier, chercheuse en sciences cognitives et en sciences du comportement à l’INSERM,7 met en évidence entre autres :

• Le manque de connaissance des problèmes.
• Le doute à propos de la source des recommandations.
• L’habitude : issue des acquis de l’expérience, elle est rassurante.
• La peur de changer seul.
• Le circuit de la récompense qui préfère les résultats immédiats aux promesses à long terme.
• La fierté, l’altruisme, sont au contraire, des biais cognitifs aidant les efforts de changement.

Conclusion

Quelle que soit l’activité pratiquée, une entreprise qui ne progresse pas, régresse. Les évolutions technologiques font évoluer rapidement les procédures cliniques. Un calcul de rendement et une évaluation de l’intérêt clinique s’imposent, avant de faire des changements technologiques parfois très onéreux. Mais il reste une question fondamentale que nous devons nous poser, c’est celle sur la qualité de vie de l’équipe soignante. Nous passons une grande partie de notre vie au travail. Cette question peut être résumée en quelques mots : puis-je passer le reste de ma vie dans ces conditions de travail ?

En écrivant ces lignes je pense en particulier à la position de travail. Faites-vous prendre en photo pendant une vraie séance de soins (pas une simulation). Si le cliché ressemble à une des illustrations de la première partie de notre exposé, alors n’hésitez pas et décidez de changer, car peu de praticiens peuvent espérer terminer une carrière en bonne santé, s’ils travaillent dans de telles positions et/ou dans des conditions psychologiques délétères. Un changement pertinent et bien planifié sera plus facile. Son résultat sera sécurisé. Il apportera un bénéfice immédiat et à long terme aux patients et à l’ensemble de l’équipe soignante.

Note éditoriale:

Bibliographie

1 Finsen L, Christensen H, Bakke M. Musculoskeletal disorders among dentists and variation in dental work. Applied Ergonomics 1998. 29(2):119–25.
2 Hayes M, Cockrell D, Smith DR. A systematic review of musculoskeletal disorders among dental professionals. Int J Dental Hyg 2009 Aug;7(3):159–65. doi:10.1111:J.1601-5037.2009. 00395.x.
Hayes MJ, Smith DR, Taylor JA. Musculoskeletal disorders and symptom severity among Australian dental hygienists. BMC research notes 2013. SpringerMC research notes 2013. Springer.
4 Enquête sur l’épuisement professionnel chez les chirurgiens-dentistes. La Lettre du CDF N° 166 avril 2018.
5 Comment changer. David Blanc. Dental Tribune Édition Française avril 2022.
Les Grands Dossiers des Sciences Humaines N° 41 décembre 2015/janvier-février 2016.
7 Pourquoi est-ce si difficile de changer de comportement ? Émission « La tête au carré ». France-inter 28 septembre 2019.

Article paru dans le journal Dental Tribune France avril 2023 – Vol. 15, No. 4

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